Mots-clefs: Musique, école, à la portée de tous, chorale, collègues, Jésus-Christ, Bernanos
Concert à l’école
Racontez-nous le concert de «Saint-Jean», qui chaque année éveille quelque écho un peu au-delà de vos boulevards des rondes.
C’est trois fois impossible!
1. J’y chante, j’en suis donc mauvais auditeur.
2. Raconter un concert n’a guère de sens : c’est mettre la poésie en prose, remplacer une présence par des « on-dit », faire vanité d’une rencontre dont l’émerveillement voudrait s’enfouir à l’endroit le plus retiré du cœur.
3. Je ne peux pas dire le concert sans dire l’école, car notre vie est comme un fil emmêlé dont chaque bout conduirait au centre : on n’en sort pas !
Nous ne sommes pas ici pour en sortir, mais pour y entrer. Prenez donc le bout du concert, nous verrons bien où il nous mène.
Craignez l’embrouillure ! Soit donc le 10e, puisque le chiffre marque. Nous l’avons dédié à Notre-Dame, choisissant chez Monteverdi les hymnes les plus abordables de ses « Vêpres pour la bienheureuse Vierge Marie» : « Audi coelum», «Avemaris Stella»... exaltation, méditation brodent de vermeil et d’argent sur les mystères du salut. Final dans la pourpre et l’or, par ce Magnificatde Pachelbel où les cuivres éclatant, exhortant les voix à ne plus rien garder secret. La joie vibrait, je m’en souviens, depuis la pointe de la baguette magistrale jusqu’à l’âme de l’ultime auditeur perdu dans le grand vaisseau. Les applaudissements eux-mêmes faisaient chant: loin de sonner incongru, ils parurent délivrer de chaque pierre la louange pour laquelle elle fut taillée.
C'est beaucoup de lyrisme pour peu de précisions! Comment avez-vous fait en réalité?
Si l’on n’est pas lyrique parmi les hymnes, quand aura-ton permission de l’être? Pour votre «réalité», je la trouve suspecte. Le mot vient de «chose»: or les choses ne commandent pas, elles obéissent et s’ordonnent d’elles-mêmes au souffle de l’esprit. Il y eut, premier, l’Amour de Dieu, qui fit la Sainte Vierge, laquelle inspira Monteverdi, lequel parla à notre cœur, qui lui-même échauffa l’école, laquelle pendant six semaines très naturellement se disposa selon le bienfaisant désordre qu’appelle le service de la beauté.
Voulez-vous dire que vous préparâtes le concert toutes affaires cessantes ?
Non, car sauf les deux derniers jours d’octobre, pas une heure de classe n’eut à en pâtir; plutôt toutes affaires chantantes. C’était comme si au bout de chaque phrase et de chaque heure venait éclater en silence à la surface de l’âme un Laudanda Virgoconsolateur. Oui, les maths étaient dures, mais il va y avoir le concert. Certes, il a plu ce dimanche, mais j’entends le concert approcher. Non, je ne suis pas d’accord avec ce prof, mais le concert est derrière la porte. Vous comprenez ?
Pas tout à fait. Vous n’auriez pas quelques chiffres ?
En voici. Les élèves de St-Jean donnent des concerts depuis le 9 avril 73, soit 11 en 10 ans. Le 1ereut 400 auditeurs, le second 700, puis toujours un peu plus : le 30 octobre 81 la cathédrale de Lectoure en accueillait 1000. Pour Jephtéde Carissimi en 73, 40 chanteurs-élèves. Pour Monteverdi, ils étaient 120: 70 élèves (à peu près les deux cinquièmes de notre effectif), plus un sous-ensemble flou d’une Cinquantaine d’anciens, de parents, de profs, d’amis... le bonheur quoi!
Je sens que vous dérivez de nouveau; revenez au réalisme: avec quels instrumentistes opérez-vous ?
Des professionnels, lesquels ne demandent pas mieux que de travailler, et le font avec plaisir au milieu des jeunes. L’Orchestre de Chambre National de Toulouse, les musiciens du Capitole, les professeurs du Conservatoire de région, nous fournissent une instrumentation de haut niveau qui exalte les élèves et leur permet d’aborder sans crainte la musique la plus relevée: avant les Vêpresde Monteverdi, il y avait eu une cantate de Bach (de Y oratorio de Noël),une messe de Mozart, (la messe des moineaux !),plusieurs motets de Marc-Antoine Charpentier (dont le Te Deumet le Miserere des jésuites), le De profundisde Michel Delalande, etc... De la belle ouvrage!
Et vous continuez ?
Plus que jamais. Le concert Monteverdi est du 31 octobre 81. Depuis, il y eut le 23 octobre 82: des œuvres pour double chœur, avec l’Ensemble Vocal de St-Maurice, venu de Suisse nous donner répons. Nous y avons chanté un très émouvant « Requiem » de Charpentier dont c’était sans doute la «première» en France depuis sa redécouverte. Cathédrale pleine, comme elle le sera j’espère le 15 octobre 83 pour Jean- Sébastien Bach dont nous chanterons deux cantates, la 4 et la 56. Vous êtes déjà invités!
Comment payez-vous les musiciens?
J’ai parlé d’un nombreux public, il me semble. Il nous a toujours fait entrer autant d’argent que le concert en fait sortir.
Et le bénéfice pour l’école ?
Ôtez-vous de la tête qu’il faut organiser des concerts pour les sous. Notre bénéfice, c’est le bonheur, le souvenir du bonheur, le placement en Paradis que constitue la louange divine : il paraît qu’elle aussi nous sera rendue au centuple, et que je n’aurai plus de souci à m’y faire pour mon contre-ut.
C’est vous, le chef ?
Je fus toujours choriste de base, parfois ténor solo, mais jamais plus. L’initiateur de toute l’entreprise est un ancien chanteur d’opéra, qui a trouvé à l’école des gens disposés. Il a formé de jeunes solistes (qui ont grandi et sont revenus) et la chorale elle-même. C’est lui qui a donné le ton, le goût, le style, et plusiourH maîtres de ses amis sont venus diriger nos soirées.
N’allez pas croire, cependant, qu’une telle rencontre soit improbable. D’excellents chefs de chœur existent en toutes régions, qui seraient tentés par une chorale de lycée. Ce qu’il faut surtout, c’est l’élan des maîtres et des élèves, pas le soupir, l’élan, et entre les profs l’entente, pour sauter en même temps la même rivière ; l’enthousiasme des jeunes est donné par surcroît... C’est ici que le fil risque de nous conduire au centre.
Allez-y d'un saut!
Nous y voici : tous les mardis de classe que fait le Bon Dieu, nous sommes sept ou huit à nous réunir en Son Nom. Cette heure de prière matinale est garantie sans téléphone et sans distraction. Nous y tenons compagnie à l’hôte invisible avec beaucoup de silence et quelques mots. C’est vieux comme l’amour, et nous n’y sommes pas experts. Seulement fidèles. Là se perd la méfiance, sombre la jalousie, meurt la dispute avant de naître. Le courage s’y trempe, l’amitié s’y réchauffe ; il n’en faut pas plus pour l’Espérance. Je m’avise seulement aujourd’hui que, comme les concerts, ce court exercice est dans sa 10eannée: la coïncidence ne doit pas être fortuite.
Vous avez sauté un peu loin; ce n'est pas en priant qu'un concert se prépare.
Attendez! Le mardi est pour le Bon Dieu, le vendredi pour les affaires courantes : entre 5 et 7 on se retrouve, un peu plus nombreux cette fois, pour faire le point et imaginer ; ça finit le plus souvent dans une bouteille, qui donne du corps aux visions d’avenir. Là Jean-Paul prend les mesures de l’estrade, Janine distribue les affiches, Michel bâtit un plan d’occupation des places, Bernard suppute la recette...
Et les chanteurs?
Le sous-ensemble flou se retrouve le samedi après-midi pendant quelques semaines. Il travaille aussi sur cassettes, les experts ayant fait des enregistrements par parties séparées. Les plus ardents des élèves ont fait un stage de deux jours tout début septembre. Ils aident les autres lors de l’heure hebdomadaire, laquelle est doublée ou triplée par une ou deux «récrés » depuis la rentrée jusqu’au concert. (Du 3 novembre à la Noël les profs prendront leur revanche, étant autorisés à occuper l’heure de musique pour l’instruction de la jeunesse).
Enfin le dernier jour, parfois l’avant-dernier, sont perturbés pour de vrai, j’en conviens. Les non-chanteurs servent à placer les chaises!
C’est tout ce que vous leur offrez ?
Ce jour-là. Mais nous ne sommes pas une école de musique. La bouteille du vendredi alimente du théâtre, des voyages, et beaucoup d’autres pensées. (Rien que le théâtre vaudrait le détour, et il se raconte plus aisément qu’un concert...) J’espère que les élèves boivent de leur côté et imaginent plein de choses hors les murs. Nous ne prétendons pas leur boucher l’horizon. Plutôt leur faire sentir qu’il est bon d’être frères quand l’huile coule sur la barbe d’Aaron.
Vous m’inquiétez! Etes-vous aussi une école de baccalauréat?
Hélas, 80% des Terminales y sont admis bon an mal an. C’est désolant pour la chorale, car ce sont ainsi chaque automne les meilleurs qui s’en vont...
Je ne vois pourtant pas que vos activités vous laissent beaucoup de temps pour des réunions pédagogiques?
Le mot même nous est interdit, son usage mondain lui ayant conféré pas mal de poisseux et un peu d’obscène. C’est la beauté qui éduque, pas l’éducateur. Le meilleur conseiller du prof de maths, c’est l’amour des maths, du prof de lettres l’amour des lettres, du catéchiste l’amour de Dieu. Pour enseigner le latin à John, le plus important n’est pas de connaître John, mais d’aimer le latin. Rien n’est communicatif comme la ferveur. Le reste n’est même pas littérature.
Vous n’allez pas, cependant, jusqu’à faire fi des connaissances psychologiques?
Notre philosophie tient en deux mots. Le premier est de Platon :
« C’est donc Dieu qu’il faut regarder. Il est le meilleur miroir des choses humaines elles-mêmes, et c’est en Lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître».
Le second est de Pascal :
« Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus- Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jé8U8‘Christ».
Voilà toute notre loi et tous nos prophètes.
Et Jésus-Christ vous dispense de tout le reste ?
Au contraire ! Il est la clef de voûte qui fait que le reste tient. Nous nous ébahissons beaucoup de ces chercheurs de l’homme qui, s’étant soigneusement caché «la vraie lumière », errent dans la nuit en brinqueballant leur lumignon. Quelle rigolade !
Mais quand on connaît Jésus-Christ on peut tout apprendre de bon cœur, y compris la « psychologie ». Ma grand-mère, qui ne la savait pas, avait toutefois des vues simples et pertinentes sur le bonheur et le malheur, la grâce et le péché, la vie et la mort. Nos élèves sont loin d’en savoir autant.
C’est qu'ils refusent votre enseignement ?
Je ne crois pas, mais le monde en eux l’a refusé d’avance. Aussi, quelle surprise quand ils le découvrent ! Nous sommes si déchristianisés que la moitié des jeunes gens ne peuvent plus guère rencontrer le Christ que par conversion. Et on peut faire beaucoup pour la conversion, sauf la conversion elle- même. Ceci est donc une autre histoire, dont nous reparlerons si vous voulez...
Pour l’enseignement, tous l’entendent. C’est la condition de leur présence ici. Je crois que tous l’écoutent, et que ceux même qui, l’ayant écouté, le tiennent à distance, savent qu’ils auront toute leur vie à compter avec cette phrase : « Et vous, qui dites- vous que je suis ?»
Mais Jésus-Christ ne s’enseigne pas seulement en classe de théologie, si bienfaisante en soit la pratique. Le concert spirituel parle de Dieu à sa manière, qui n’est pas la moins puissante. J’espère que notre communion en dit quelque chose aussi, ayant toujours éprouvé que les ombres entre les maîtres étaient pour les élèves une terrible école de scepticisme. Nous devons n’être qu’un « afin que le monde croie».
Votre grande affaire est donc de faire connaître Jésus- Christ ?
Oui, malheur à nous si nous n’évangélisons pas ! Mais les enfants à leur tour nous évangélisent : on ne fréquente pas impunément des gens qui ont les yeux clairs, si clairs qu’on y peut lire à livre ouvert le combat du Christ et du monde, lo malaise d’un choix mauvais, l’innocence et la générosité. C’est du vitrail, en grâce, en naïveté, en éclat.
Vous paraissez quand même bien sûr de vous.
Je l’avoue : nous préférons ceux qui trouvent à ceux qui cherchent, et pensons qu’il ne faut pas faire le métier si on n’en a pas un peu le talent. Mais enfin, ne me forcez pas à vous dire nos raisons annuelles de douter. On peut toujours écrire l’histoire par les contre-allées de la médiocrité ou de la turpitude. A quoi ça sert? Une seule chose est nécessaire: savoir en qui on a cru. De là le meilleur de nous-mêmes, s’il y en a, et le roboratif de nos affirmations.
Vous voilà tout à coup bien sérieux! Vous abordiez l’affaire par un bout plus plaisant.
C’est pourtant le même fil. Qui a dit: «La sainteté, voilà l’ironie» ?Je récuse ce que le mot ironie a d’empoisonné ; disons l’humour. Pour la sainteté, nous utilisons, à défaut de la nôtre, celle de Notre-Seigneur. Et Notre-Seigneur est le vrai maître de l’humour. Avec Lui on prend la mesure de «l’incroyable frivolité des gens sérieux». Et on rigole.
Cette expression est de Bernanos ?
En effet. Vous connaissez maintenant notre maître spirituel. Notre prof de philo jubile en René Girard, nos profs de lettres voyagent en plaisance entre Jacques Perret et Alexandre Vialatte, mais Bernanos est notre père commun. Sa foi. Son rire. Sa liberté. Sa piété infinie pour la passion du Sauveur.
Tellement, que nous avons donné son nom à une petite école fondée il y a cinq ans, à 20 km d’ici, et dans laquelle chacun de nous passe un morceau de sa semaine. L’école «Bernanos» d’Astaffort est un minicycle: 6eet 5eseulement. Pas de contrat. Une école libre, qui ne vivrait pas si nous n’avions un contrat à Lectoure. Libre pour la prière, l’étude, la joie. (Le prince de ce monde y murmure de temps en temps... mais c’est parce qu’il est vaincu!). Une ancienne bergerie au bord du village, dont l’enthousiasme de jeunes parents a fait une école. Une création improbable, entre deux nuages, où les pauvres viennent en payant, où les profs travaillent sans être payés, où les fêtes ont un goût d’avant-ciel. Les jours sombres, je me dis que, comme «Saint-Jean» et quelques autres, l’école « Bernanos » n’aura été qu’une parenthèse dans le mouvement d’entropie sociale qui nous engloutit peu à peu. Le reste du temps, j’écoute le ruisseau qui la borde, au fond du petit pré : il me dit que tout va renaître par ceux qui n’auront pas fléchi.
Vous n’avez jamais raconté ces choses ?
Si. A des publications catholiques, «pédagogiques» de surcroît, qui ne m’ont jamais répondu. Je crois que notre aventure n’allait pas dans le sens de l’histoire. On y parlait un peu trop du Bon Dieu.