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Éloge de l'épicerie
Extrait de Télé sans écran

mots-clés: Simone, Saveurs, Amour, Souvenirs 

«  Et les sept années parurent à Jacob comme sept jours, car il l’aimait »

 

   Dans la maison naquit Guillaume Salluste du Bartas, chantre du Sarrampion et de la voie lactée, hardiment de toute créature en sa fameuse ‘Sepmaine’, prince de la poésie réformée aux pays anglois et tudesques, fils des Muses peu connu en son fief, sauf le nom, qui décorait encore, avec les fenêtres à meneaux et la cheminée de ‘la salle’, l’épicerie de mes amours.

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   Dépourvu de poésie à l’ancienne, le magasin était la poésie par lui-même, ou plutôt par celle dont il faisait la scène habituelle, entre cour des lessives et jardin potager. Quelle, celle ? Eh bien, elle ! Soit ceci, s’il faut dire plus : prenez un morceau de soleil vêtu de tresses noires, mettez une robe vichy sur ce qui pourrait dépasser ; vous gardez à vif les fossettes, les yeux qui courent leur chemin fleuri avant même la parole, la bouche de corail à faire tout fondre (d’abord le chocolat de cette gourmande) : c’est elle, et vous voyez bien qu’il n’y a d’écrin où la poser sauf ce harnachement de comptoir et d’étagères, de vitrines et d’arrière-magasin empli de promesses odorantes, ce fût d’huile mordorée que soutire un pressoir quasi mystique, ce tintement de clochette faisant surgir de la salle à manger, rieuse ingénue, la belle enfant de cœur, ces espadrilles à longues lanières façon pays basque – elle en vendait elle en valsait – cette caisse emplie d’œufs qu’on croirait d’ivoire et tantôt de brique, ces petits flacons de parfum pas cher qui sentaient plus bon, davantage bon que tous les Guerlain et Chanel qu’on raconte… Elle emplissait les grandes poches kraft de biscuits Gardeil, deux cents grammes de croquants, cent grammes de macarons, deux cents encore de savoyards ou de pains d’amande… vous avez la bonne livre, madame Gissot, et maintenant laissez-moi avec lui, je veux dire avec sa lettre vingt fois baisée, cachée-sortie de la poche du tablier sur mon sein gauche, qu’il n’a pas encore touché ! Ô ma fiancée à travers vos cheveux en fleurs, salut !

   Ce premier samedi où le car des Transports Rapides du Gers fit courte halte devant la boutique, c’était une rose rouge piquée dans les mèches brunes, nous n’avions pas dit tout à fait que nous nous aimions, mais seulement que je devais passer, lointain cousin étudiant à Toulouse, et qui n’avait pas choisi par hasard, pour rentrer chez lui, un itinéraire aussi malcommode. J’en respire sur toi l’éclatant souvenir. Rouge, mais rouge… L’aveu était aussi dans le soleil sur les pierres de ta maison, éclat dont tu clignais tandis que le car ronronnant n’attendait pour repartir que le colis de madame Dourvielle – vous avez le temps, madame Dourvielle, resserrez ce nœud de ficelle s’il vous plaît, le paquet va ‘tout se défaire’ ! Vous ne voyez pas que je la regarde, on peut à peine se parler à travers la vitre mi-close, mais je sais que les pleurs lui cherront des cils, aussitôt que ce car de transports trop rapides aura tourné au coin de l’église… Que ne serai-je alors près d’elle, consolateur en magasin ombreux, baisant le sel de ses jeunes larmes entre le coin mercerie, qui est à l’arrière de la grande vitrine, et la table où l’on pèse les poches de café… Bien serrés l’un contre l’autre, personne ne pourrait nous voir.

 

   La petite madeleine trempée dans le thé était au 5, rue de la Pomme. Pour accéder à ma chambre d’étudiant (premier étage au-dessus de l’entresol), il fallait quelquefois, après la porte cochère, recevoir en plein visage, sorties du bâtiment inhabité au fond de la cour, des bouffées d’un bonheur un peu languide, chaste, vaste et puissant, ne laissant que lui de réel parmi les senteurs de la ville, bonheur luisant gris sombre comme le pavé, et dont la force quasi solide me lançait d’un jet en plein ciel. J’en étais presque – et brutalement – plus heureux, et heureux sans raison connue, que je ne pouvais l’être des enveloppes bleu pâle où une sage écriture à peine penchée écrivait mes nom et prénom trois fois la semaine ; personne, du moins, et pas la concierge aux mains graisseuses, n’avait touché à cette odeur avant de me la remettre, innocente bien que fort sensitive, éveillant le seul appétit d’être ‘en présence’ – mais de quoi ? –, immobile, attentif, éternisé…

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   L’éternité ne pouvant durer plus de quelques secondes sans ridicule, je me décidais à gravir mon étage, mais le bonheur flottait jusque dans l’escalier ; il me tenait rêveur encore à mon bureau, où je humais quelques instants, hors de toute olfaction désormais, une prescience (dirai-je panthéistique ?) du ‘tout ensemble’, qui rendait bien vaine l’analyse des concepts à laquelle je vouais le temps divisible et programmé de mes études de philosophie.

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   Il fallut des mois pour que la solution s’offrît d’elle-même. Un matin où je rentrais de la faculté à une heure inhabituelle, des employés en blouse grise déchargeaient d’un camion entré jusqu’au fond de la cour, barils d’huile, meules de gruyère, caisses de chocolat, sacs de café… le bâtiment sans étage ni locataire était le dépôt d’un grossiste ! Ces parfums s’étaient tous offerts à moi ici et là, un jour ou l’autre ; mais jamais tous ensemble, sauf dans le magasin du village où ils formaient à chacune de mes visites la couronne de fleurs invisibles et voluptueuses de quelque prochaine mariée.

 

   Ainsi l’épicerie, compagne de l’amour désormais, se révélait, plus puissamment que toute notion intelligible, médiatrice des hauteurs sublimes auxquelles ce sentiment nous conduirait s’il n’était empêtré dans les nœuds de la chair par la désignation délicieuse d’une personne concrète. Ces cheveux d’or sont les liens, Madame, dont fut premier ma liberté surprise…* Les siens étaient d’ébène, non moins chéris pourtant, et jusqu’à ce jour où, blancs devenus, je respire sur eux le souvenir de ma découverte tandis qu’ils m’enseignent en leur sagesse le commencement de notre libération.

 

 

   * Ces cheveux d’or, qui pourraient être noués par du Bartas, n’ont enlacé que du Bellay ; mais quoi, c’est toujours Renaissance, à laquelle je ne suis pas près de renoncer…

        

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